Accueil > AÏKIDO > L’ Aïkido > Chine et Japon : Le Conte de deux empires
Les arts martiaux chinois, pratique populaire opu cléricale, n’ont pas la dimension éthique qu’on leur connaît aujourd’hui. Leur lente maturation en Chine en a fait plus que des techniques de combat, mais ce n’est qu’au contact de la culture japonaise qu’ils deviennent vraiment des voies (do), et trouvent un public aristocratique : les samouraïs, qui vont en faire de véritables disciplines de vie.
Sommaire
Du fait de sa localisation d’archipel du bout du monde, dernière terre avant le
Pacifique, l’histoire culturelle du Japon est rythmée par les importations d’éléments
techniques et culturels venus du continent.
Plusieurs de ces importations peuvent être assez bien datées, en particulier par
l’apparition dans les registres japonais de familles nobles d’origine chinoise et
coréenne fuyant la chute de leurs domaines continentaux.
Deux périodes sont probablement cruciales : les VIIe et VIIIe siècles, marqués par
l’émergence de la famille Yamato hors des luttes de clan et par l’envoi de délégués sur
le continent, et la période allant du IXe au XIIe siècle, avec l’affaiblissement de la
fonction impériale, l’introduction des moines combattants et le bouddhisme zen.
Reprenons ces éléments.
Jusqu’aux VIIe-VIIIe siècles, le Japon était déchiré par d’incessantes guerres de clans.
L’émergence d’un clan dominant et d’une figure centrale, l’empereur, appuyé sur un
système administratif - et même si celui-ci, importé directement de la Chine des Tang,
reste largement virtuel - modifie la donne et l’ampleur des affrontements. De plus, ce
point central (à Nara, Kamakura puis Kyoto) fournit une destination obligée pour les
familles nobles immigrées et pour les délégués allant ou revenant du continent. C’est
sans doute à ce moment qu’on été introduit les stratèges chinois, dont on a vu
l’importance pour l’idée de victoire sans combat.
Pour être complet, il faudrait sans doute aussi souligner l’importation de nouvelles
techniques de cultures du riz qui, augmentant la productivité, permit de soutenir
durablement une population non agricole plus nombreuse.
Le cadre est alors en place pour l’émergence de la classe des samouraïs. Originellement,
les affrontements entre clans n’impliquaient pas d’étrangers aux familles en lutte. Avec
un système politique de dimensions plus larges et des combats plus importants,
l’intégration d’étrangers devient nécessaire. Or, une telle intégration n’est possible
que s’il existe une éthique qui permette d’assurer la loyauté entre des personnes qui ne
sont pas liées par les liens traditionnels. Cela implique également le développement
d’une groupe de personnes spécialisés dans le métier des armes, doté de fondements
propres à son activité.
Aux alentours de l’an mil en effet, les administrateurs, fussent-ils militaires, étaient
avant tout des lettrés, conformément au système d’origine chinoise. Cependant, avec la
montée de la violence consécutive à l’affaiblissement des Fujiwara (successeurs des
Yamato), les valeurs guerrières prirent de l’importance, et le budo, de méthode
d’administration pacifique, devint une éthique du guerrier. Un catalyseur culturel majeur
de ce changement fut l’introduction dans l’archipel du bouddhisme zen.
Celui-ci est le fait de deux moines japonais partis étudier en Chine. Eisai (1141-1215)
et Dogun (1200-1253) enseignèrent une version du zen fortement mâtinée de
néo-confucianisme. Ce mélange d’idéal du détachement et d’idéalisme social fondé sur
l’honnêteté et la loyauté arriva à point nommé pour fonder une idéologie propre aux
samouraïs. Le zen apportait le double bénéfice d’une détente à la fois physique et
mentale, maintenant bien connu comme une caractéristique des arts martiaux. L’idée
d’impermanence fondamentale dans le zen permettait la répudiation de la peur de la mort,
détente mentale qui, associée à la détente physique due à la pratique de la méditation
permettait aux combattants de maximiser leur efficacité sur des combats souvent très
courts. Par certains côtés, l’idéal transcendantal dont le zen est porteur fut peu à peu
oublié, ou du moins relégué dans la sphère des inaccessibles, et l’attention se porta
surtout sur les bénéfices pratiques de la pratique des exercices zen. On peut voir cela
dans le structure du Traité des cinq roues, où l’élément transcendantal
n’apparaît que dans le dernier chapitre, admirable mais très court. C’est sans doute
d’ailleurs cette distorsion même qui permit l’intégration dans une même éthique des
principes confucéens d’organisation sociale et d’adhésion à de forts principes
hiérarchiques dans ce qui devenait peu à peu le bushido, la voie du guerrier.
En miroir de cette évolution, les Minamoto défont en 1182 les Fujiwara, pour installer un
gouvernement militaire (bakufu) et prennent le titre de shogun, introduisant durablement
le principe voulant que l’empereur règne, mais ne gouverne pas.
Néanmoins, si l’éthique des arts martiaux commence à être en place, sans doute sur un
mode beaucoup plus rigide que l’idéal chinois, la transmission des technique se fait
encore de père en fils, sans méthode systématique, style ni école à proprement parler, du
moins d’après les documents de l’époque.
Une exception à cela cependant, il existait un nombre croissant de monastère possédant
leurs propres troupes, régulièrement entraînées, et qui constituent une force politique
et militaire à part entière, au point de devenir des éléments aussi peu contrôlables que
redoutés par le pouvoir central.
Ce fut probablement sur le modèle des écoles de combat des monastères que se créèrent les
premières écoles d’arts martiaux des samouraïs. La guerre civile d’Onin, qui commence en
1467, voit en effet l’élargissement de la base de recrutement des troupes aux paysans, à
l’intention desquels il fallut mettre au point des méthodes systématiques d’entraînement
et de formation éthique, donnant ainsi naissance aux premières écoles de sabre, et aux
distinctions entre principes à enseigner à tous et techniques réservées aux samouraïs.
C’est ainsi qu’on assista à la fondation des plus anciennes écoles de sabre connues,
comme le katori shintoryu (1447), et les multiples styles de Me Aizu Ikasai Hishidata,
kagueryu, shinkgeryu, jikishinkageryu, yaguryu (1).
L’état de guerre civile reste endémique jusqu’au début du XVIIe siècle. C’est alors l’heure de
gloire des écoles de sabre et des combats entre écoles. L’apogée de la violence est atteinte lors des
vastes combats qui ont présidé à l’unification du Japon, culminant à la bataille de Sekigahara, en 1600.
Bien que postérieur, rédigé en 1645, le Traité des cinq roues constitue probablement
une bonne image des arts martiaux d’avant et des premiers temps de l’unification.
Dès le titre, le double héritage du taoïsme et du bouddhisme est manifeste. Les cinq roues renvoient
à la hiérarchie des cinq éléments qui permettent de s’élever vers le Tao : Terre, Eau, Feu, Vent Vide.
Ce sont les cinq chapitres de l’ouvrage. La roue est d’autre part un symbole bouddhiste de la
prédication. Dans les premier et dernier chapitre, les choses se précisent. En comparant le samouraï à
un maître-charpentier commandant une équipe d’ouvriers, Musashi renvoie à une conception confucéenne,
alors en plein renouveau, de la société, assignant à chacun une tâche correspondant à ses qualités et à
son état. Quand à l’idéal de « Vide » du dernier chapitre, il reflète une compréhension profonde du
zen.
Cependant, lorsqu’on entre dans le corps de l’ouvrage, cet idéal semble disparaître. Ce qui a frappé
les contemporains, c’est l’absence de crédit que Musashi accorde aux pratiques symboliques du shinto.
Comme chez Sun Tsu, si on combat avec le soleil dans le dos, c’est pour éblouir l’adversaire, et pas
pour s’approprier l’énergie de la divinité solaire. Pas de magie, donc. Pas ou peu de
transcendance également. Le calme de l’esprit que recommande Musashi a pour le coup peu à voir avec le
détachement zen. Il s’agit de mettre toutes les ressources de la personne au service d’une idée unique,
obtenir la victoire, expression qui se confond avec « pourfendre l’adversaire. Même l’idéal de victoire
sans combat n’a pas sa place. Seule prime l’efficacité dans la confrontation. Attaquer directement
l’agressivité de l’adversaire n’est qu’un moyen au service de la fin qui est de le pourfendre. Dans
tous ces conseils, fruits d’années de combats, c’est ainsi toujours l’efficacité qui prime.
Dans la perspective des arts martiaux modernes, cette tension entre l’idéal et la méthode dans le
Traité des cinq roues est fondamentale. Musashi ne thématise absolument pas cette
contradiction, qui apparaît au lecteur moderne comme un koan insoluble. On peut d’ailleurs se demander
si Musashi lui-même ressentait cette tension. Il est possible qu’il ait estimé qu’elle ne se posait pas
à lui.
Or, dans les faits, elle se pose. Avec la pacification du pays, les combats de masse prennent fin. Si
les duels et défis restent nombreux, l’affrontement réel peut désormais être retardé jusqu’à un stade
plus avancé de la formation, alors qu’avant il fallait tout de suite savoir se battre. De plus,
Tokugawa Ieyasu promulgua des décrets fixant l’éthique du guerrier, et limitant les possibilités
d’accéder au statut de samouraï, créant de facto une société d’ordres. Ces deux éléments
eurent des répercussions considérables sur la pratique des arts martiaux. Déjà, Musashi déplore
l’existence d’écoles qui se concentrent sur un aspect de la technique au détriment de l’efficacité. Il
faut replacer cela comme l’amorce d’une tendance à la stylisation et à la ritualisation du combat.
Alors que les techniques de Musashi visent les points faibles de l’armure japonaise, comme le visage,
nombre de techniques de kendo héritées de cette époque visent déjà le front ou les poignets,
parfaitement protégés par l’armure traditionnelle. Cela montre que déjà l’efficacité martiale cédait le
pas à une volonté de formation physique et morale qui devenait dominante.
C’est ainsi que si le Traité des cinq roues couronne une époque, il en est aussi le chant du
cygne. Il faudra attendre l’ère trouble de la fin du bakufu pour que l’efficacité retrouve sa primauté.
Un acteur, il faut le souligner, était entré dans le jeu de la guerre : le fusil, qui rendait le paysan
aussi redoutable que le samouraï.
Qu’en était-il des techniques martiales sans armes, a priori associées aux paysans ? Dans une époque
aussi troublé, on peut penser que les techniques utilisant comme armes les objets quotidiens, à
commencer par le long bâton qui servait à porter des charges sur l’épaule, trouvèrent leur public.
L’exemple extrême en sont les arts martiaux d’Okinawa, ancêtres du karaté-do et du kobudo. Alors que
ces techniques sont assez bien documentées, on a peu de renseignements sur l’existence de techniques
martiales populaires à cette époque. Il est probable que l’apprentissage de ces techniques était
réservé aux aspirants samouraïs, qui ne représentaient qu’une faible part de la population. Et ce n’est
pas l’éthique confucéenne d’ordre social (à chacun son rôle) qui allait favoriser la diffusion des arts
martiaux.
Ainsi, il semble que les techniques à mains nues soient restées, en ce qui concerne les îles formant le
coeur du Japon, l’apanage des samouraïs qui avaient eu la curiosité d’aller apprendre les techniques
des moines. On touche sans doute là à l’origine de la différence manifeste existant entre les
techniques du karaté et celles du jujutsu. En particulier, les dernières ne comprennent que peu de
coups de pieds, et au contraire nombre de clefs et de luxations, aspect qui se retrouve aujourd’hui
dans les techniques d’aïkido. La raison en est simple : les coups de pieds, en particulier sautés, du
karaté ont pour origine des techniques visant à faire tomber des hommes à cheval. Or, donner des coups
de pied lorsqu’on est équipé d’un hakama et d’une armure, même légère, est malcommode. D’où
l’importance des clefs et des luxations, qui permettent de désarmer efficacement un adversaire, en
particulier dans les espaces étroits que sont les pièces japonaises.
Par manque de documentation, je laisse cette partie de l’historique en suspens. Je voudrais seulement
souligner l’existence et la persistance d’écoles de jujutsu datant de cette époque, et dont le
Fondateur rencontra les derniers représentants.
Mon propos n’est pas ici de faire la longue et complexe histoire de la chute du Bakufu (gouvernement des shogun),
mais de voir comment cette période d’intenses violences a pu influencer la pratique des arts martiaux, et quelles
répercussions elle a pu avoir sur la période qui suit immédiatement, qui est celle de la jeunesse de O’Sensei.
Faisons d’abord un petit retour sur la longue période de paix, troublée certes par des soulèvements sporadiques, qui
va de 1600 à 1850. Durant cette période, le samurai se fait plus administrateur que combattant, même si son prestige
reste lié à son statut de guerrier. Il manie donc plus le pinceau que le sabre, d’autant plus qu’avec la
stabilisation des fiefs, les nombre se samurais errants (ronin) diminue considérablement. De ce fait , les écoles de
sabre tendirent, pour certains, à développer des formes plus stylisées, et des styles dont le but premier n’était plus
l’efficacité martiale immédiate. Néanmoins, dans la mesure où l’entraînement se faisait ou bokken ou au sabre réel, cet aspect
gardait cependant son importance.
Avec les premiers troubles et révoltes contre le Bakufu, deux tendances émergent. D’une part, la prouesse purement
martiale reprend une importance considérables. Les armes européennes étaient en effet rares, même dans les fiefs les
mieux approvisionnés (Satsuma), et nombre de combats se faisaient au sabre et à la lance, en particulier dans les
affrontement de faible importance numérique. Il faut s’imaginer un affrontement général, où chaque groupe comprend
des sous-groupes rivaux entre eux. De plus, un nombre important de gens du peuple tendent d’apprendre le métier des
armes, dans le but d’accéder au statut de samurai.
Dans ce cadre, on constate, lisant entre les lignes des livres d’histoire, l’existence d’hommes dotés d’une maîtrise
du sabre considérable. Le folklore japonais a en particulier immortalisé les capitaines du Shinsen-Gumi, la milice
d’élite du Bakufu. Cependant, les sabres fabriqués à cette époque sont en général d’une qualité inférieure aux sabres
anciens : les experts du Shinsen-Gumi étaient réputés se battre avec des lames forgées par Kotetsu, au XVIIe
siècle.
Que peut-on en tirer ? D’une part, l’existence d’écoles d’arts martiaux fortes, et de techniciens expérimentés, dont
un certain nombre survivront aux troubles, mais d’autre part une perte de vue des idéaux anciens, qui s’effacent
devant la nécessité du moment.
À plus long terme cependant, une conséquence de cette période est fondamentale : l’abolition de la distinction des
classes, qui enlève à la pratique des arts martiaux un rôle de promotion sociale. La mesure symbolique en est
l’interdiction (1876) du port du sabre. De plus, les armes occidentales ont nettement prouvé leur supériorité, comme
les fusils portugais l’avaient fait en 1600. Dès lors, la pratique des arts martiaux relèvera de deux logiques
seulement : soit comme manifestation à une certaine tradition nationale, soit pour ses vertus propédeutiques.
L’histoire qui me reste maintenant à analyser est celle de la gloire, puis de la chute de la première fonction, pour
aboutir à la situation actuelle.
Je manque actuellement de données précises sur les armes martiaux à cet époque (les chroniqueurs avaient des
événements autrement plus importants à traiter. Cette section appelle cependant des développements ultérieurs
Auteur : Mathieu Perona
Mathieu.Perona@ens.fr
(1) Le suffixe « ryu » se traduit par « style » ou « école ».
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